FATIGUE

 

6h00

Mes luths, mes harmonieuses exceptions, mes étranges fougues.

Où ai-je laissé cette satisfaction de source ?

Au creux de mes mains se sont-elles faites par hasard terre les heures de regarder la lune ?

Est-ce parce que l’on m’a raconté Treblinka

et tous les après-midi qui y ont saigné ?

Est-ce parce que l’on m’a dit que sur une île errent des enfants difformes ?

 

7h00

Sur mon visage abondent les heures sans lueur.

Je me refuse à voir le saule dessiné à l’aube.

Je me cache, les yeux brisés.

 

8h00

Les tâches communes

et les désaccords et les objets muets

ont inquiété jusqu’à la douleur.

 

9h00

Les enfants jouaient-ils à Auschwitz ?

A-t-on étudié la structure de ces jouets ?

 

10h00

L’eau, broyant une silhouette, fait vaciller.

La transparence est un ange qui palpite dans le froid.

 

11h00

J’ai su que derrière tes mains mon silence s’est fait langage.

Des traces, alors que la pluie n’a qu’à peine pu parler,

pluie crispée.

L’habileté à conserver les rêves

de l’homme qui ne semait ni ne récoltait rien.

L’habileté pour contrôler la puissance du corps et l’euphorie.

 

fatigue poesie equatorienne julio pazos benjamin aguilar laguierce

 

12h00

La mère abritée de son châle aurore

s’inquiète des mamelons :

combien de gouttes de lait viennent dans la nuit

des étoiles, mondes méconnus !

 

13h00

Tu entends mes mots détachés, des ailes.

Je regarde l’espace entre les dorés objets

et contemple ces ailes dans leur apogée.

 

14h00

Les rideaux de tulle qui couvrent le berceau

forment le souvenir de la brume qui couvrit d’autres enfants,

guerre, brume, buée de sang.

 

15h00

Les ombres cachées mêlées, tissées,

confondues avec les écharpes qu’en silence tu fabriques.

 

16h00

En Israël nul ne se regarde au miroir de la citerne

car l’eau est la matière des larmes.

 

17h00

Inutiles sont les mots

quand volent encore les mouches bleues de la ruine

dans cette odeur de fosse, dans cette odeur de blessure.

Ces cordes qu’une musique accorde sont inserviables.

 

18h00

Et à nouveau les mets que n’ont pas dégusté les juifs de Varsovie :

lait de poule, piment à la tomate, soupe de légumes.

Encore l’impatience,

l’agonie du moineau sur un câble électrique.

 

19h00

Ils me perforent, les candélabres funèbres.

Détestables, macabres comme des ophidiens disséqués

que, parfois, l’on frôle dans l’ombre.

Ils me torturent, les cris infiniment maigres

que lancent les déments quand leurs torpeurs s’élèvent.

 

20h00

Il est des jours où exister n’est pas un problème.

Le charme des peupliers ne captive pas

Et l’on croit ne pas être né pour une courte vie.

Tu m’apportes ma chemise préférée, on se regarde.

Tu portes le voile que je t’ai offert. On marche.

Les cloches effraient les papillons de mai.

Le nom écrit par une main étrange me satisfait.

Un nom utile face à tant de doutes.

Cette vie des dombos, couverts de toiles,

Les archanges d’argent ne t’ont-ils pas

seulement dit de mystérieux alléluias ?

Il m’est impossible d’oublier la destruction : Nagasaki, la Corée…

S’il est une bague qui étouffe, c’est celle de ces morts,

nus, étirés dans la solitude nue,

de minuscules feuilles d’herbe les caressent peut-être,

ou alors un rouge-gorge fugace posé sur leurs dos.

 

22h00

Je découvre ta peau à la couleur ambigüe et j’ignore ce que tu penses.

Tu es libre et moi je suis seul.

 

22h30

Au milieu de l’ombre les saints harcèlent de cire et d’encens.

 

23h00

Je vais à tes seins.

Tu devines ma nudité.

Tes doigts nichent dans ma peau.

 

23h30

Un cygne de lueur descend à l’autel.

Je tremble en le voyant submergé du mystère

j’oublie tout et perds la tête et glisse

dans ta chevelure,

mon front et ma langue dans tes cheveux.

 

00h00

Les anges trompettistes se détachent par les bouts de ciel laissés vides.

Inutile de s’alarmer du flux des jours vers l’oubli.

Mais le poème est lueur que nul ne touche.

Impossible de revenir des mots.

Il est fou de lever une autre vie hors le temps et l’espace.

Les yeux ne reposent pas, ils observent le mur d’ombre,

confuse matière de rires et de gémissements.

1968

Poème « Fatigue » issu de Escritos de cordel (Écrits en ficelle) de Julio Pazos Barrera, traduction en français de Benjamin Aguilar-Laguierce.

 

JULIO PAZOS BARRERA

Né à Baños de Agua Santa (Province de Tungurahua, Équateur) en 1944. Il a obtenu en 2010 le prix national Eugenio Espejo décerné par l’État équatorien. Auteur de plus de 15 recueils de poèmes et 9 titres de critique littéraire et d’essais, il a publié trois anthologies de sa poésie. Il a obtenu le prix national de poésie Aurelio Espinosa Polit en 1979, le prix Casa de las Américas en 1982 et le prix Jorge Carrera Andrade en 1986.

Il est membre de l’Académie Équatorienne de la Langue.

 

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