Équateur amer / Ecuador amargo (1949)

Jorgenrique Adoum

Traduction de Benjamin Aguilar-Laguierce

Retour en pleuvant

Regreso cuando llovía

De l’eau, comme du sang, et à l’eau

je viens, entrer à la terre par l’eau :

par ses anges troubles renversés

sur le côté, eau et averse errante,

car pluie aussi quand il pleuvait,

comme un miel en pierre dans la tempête

sur le petit tambour du cœur.

Del agua, com o de la sangre, y al agua

vengo, entrando a tierra por el agua:

por sus ángeles turbios derramados

de costado, agua y aguacero errante,

porque lluvia también cuando volvía,

como una miel de piedra en tempestad

sobre el pequeño tambor del corazón.

Sur la rive, comme une épaisse

machette horizontale, tant d’indécision d’allées

et venues, tant de terre par morceaux :

un mouchoir de feuilles esseulées, un involontaire

bois, une écorce, le cadavre

d’un grillon que la pluie a assassiné :

témoignages d’une vie qui était

là tout près, de l’autre côté

du difficile destin, humide et proche

comme la bouche qui nous cherche.

 

En la ría, como en un espeso

machete horizontal, tanta indecisión de ida

y vuelta, tantos pedazos de la tierra:

un pañuelo de hojas solas, una involuntaria

madera, una cáscara, el cadáver

de un grillo que asesinó la lluvia:

testimonios de que la vida estaba

allí no más, al otro lado

del difícil destino, húmeda y cercana

como la boca que nos busca.

 

                                               Qui

a alors éludé le retour, qui

pouvait rejeter ses fluviales mains aveugles ?

Car si fatalité il y a, si les choses

tombent et se brisent, si les clous

se font battre toujours la tête,

si la robuste solitude du bétail

marche sans cesse vers ses ossements,

cela veut-il dire que jamais

nous n’échapperons à la patrie, cela veut-il dire

que toujours je retournerai à la côte

comme la seule femme où je me suis

écoulé ?

                                   ¿Quién

entonces eludió el regreso, quién

podía rechazar sus fluviales manos ciegas?

Porque si es lo fatal, si las cosas

caen y se rompen, si los clavos

han de golpearse siempre la cabeza,

si la robusta soledad del ganado

camina sin cesar a su osamenta,

¿quiere decir que nunca

escaparemos a la patria, quiere decir

que siempre volveré a su costa

como a la única mujer en donde he estado

transcurriendo?

                        Ah, dans cette dure

paix, dans l’encre de la basse nuit,

la population cherchait la vie au vent ;

elle pêchait la vie dans la jaune coiffe

de l’océan ; elle chassait la vie littorale ; les porteurs d’eau

tenaient une croix de vie pendue

à leurs bras ; des écorces de vie

choisissait l’enfant dans la poubelle. Tout

était salvation par dehors, tout

dévouement final : affolé

le poisson entrait dans le mur

creux du filet, l’homme

dans la femme, la mer

dans l’âme appauvrie.

                        Ah, en esa dura

paz, en la tinta de la baja noche,

la población buscaba vida al viento;

pescaba vida en el amarillo peinado

del océano; cazaba vida litoral; los aguadores

llevaban una cruz de vida colgando

de sus brazos; cáscaras de vida

escogía el niño en la basura. Todo

era salvación afuera, todo

entrega final: enloquecido

el pez entraba al muro

vacío de la red, el hombre

a la mujer, al mar

el alma empobrecida.

                                   (Ils devenaient

tristes les maïs et vers ses os

vieillissait le paysan, andin

ou latéral. Et soudain, de l’eau

sur la terre, de l’eau soudain

sur la châtiée et maigre durée

vacillante des pauvres, pluie

jusqu’à leur sourde cavité de songe et d’âme).

 

                                   (Ya se estaban poniendo

tristes los maíces y hacia sus huesos

envejecía el campesino, andino

o lateral. Y de pronto, agua

sobre la tierra, agua de pronto

sobre la castigada y flaca duración

vacilante de los pobres, lluvia

hasta su sorda cavidad de sueño y alma).

 

Je voulais dormir, moi, je voulais avoir pleuré

les paupières installées sur mes besoins,

sur l’oubli ; rétrograder quelqu’un,

elle, moi, nous

dispersés : et je n’ai trouvé que l’indien,

maître de son désespoir et de son abîme,

se gâtant sans bruit, sans brûler,

comme une allumette mouillée.

 

Yo quería dormir, quería haber llorado

con los párpados puestos en mis necesidades,

en lo olvidado; retroceder a alguien,

a ella, a mí, a nosotros

dispersos: y solamente encontré al indio,

dueño de su desesperanza y de su abismo,

gastándose sin ruido, sin arder,

como un fósforo mojado.

 

Car dur comme le riz est le retour ;

ni maison ni nourriture ni femme à soi

ni solution propre celle que je tente ;

ce n’est pas une bruine de fiancée qui regrette,

ce n’est pas un tango ni une lettre

à l’oubli graduel : c’est une averse

équatoriale, en trombes, territoriale : c’est le fleuve

et la mer et la pluie qui pour l’homme et ses voisins

de solitude, de ruine et de destruction, édifie

sa propre prison par laquelle il agonise se mouillant.

 

Porque duro como el arroz es el retorno;

ni casa ni comida ni mujer propia

ni propia solución la que yo intento;

no es llovizna de novia arrepentida,

no es un tango ni una carta

en olvido gradual: es aguacero

ecuatorial, a cántaros, territorial: es río

y mar y lluvia que para el hombre y sus vecinos de

soledad, de ruina y de destrozo, edifica

su propia cárcel que mojando lo agoniza.

 

Il fallut la fermer : crier, abandonner

ce que l’on m’a donné et fut mien,

ce qu’ont eu mon pas, mon battement et mon odeur :

les vêtements étendus ou tombés, mon encre

et sa haute investiture d’archevêque,

la jalousie, les lieux, les corps

d’où injustement je sortais le matin,

et être ici, à nouveau, sur mon terrain

à marcher, et sur mon terrestre hiver,

qui détruit se détruit lui-même.

Fue preciso cerrarla: gritar, abandonar

lo que me dieron y fue mío,

lo que tuvo mi pisada, mi latido o mi olor:

las ropas colgadas o caídas, mi tinta

con su alta investidura de arzobispo,

el celo, los lugares, los cuerpos

de donde injustamente salía las mañanas,

y estar aquí, de nuevo, en mi terreno

caminante, y en mi terrestre invierno,

que a sí mismo se destruye, destruido.

 

Benjamin Aguilar-Laguierce

Benjamin AGUILAR-LAGUIERCE est traducteur littéraire, juridique et technique. Ses traductions sont publiées aux éditions Elytis, IRD, Snoeck, Entorno Gráfico ou encore Blurb.

Il est doctorant en traductologie et linguistique appliquée. Également titulaire d’un master traduction pour l’édition (anglais) et master études hispaniques et hispano-américaines appliquées à la traduction, ses travaux portent sur la traduction, la théorie de la traduction et de l’intercommunication langagière.

Jorgenrique Adoum

Jorge Enrique Adoum, Jorgenrique comme il aimait à être appelé[1], est un auteur équatorien né à Ambato en 1926. De parents libanais émigrés, souvent qualifié de turco, son nom complet est Jorge Enrique Adoum Auad. S’il n’est pas Équatorien de sang, il s’est toujours réclamé de l’indigénisme équatorien, et ce dès son plus jeune âge. Cette volonté de s’inscrire dans un groupe de population a notamment guidé ses rapports d’amitiés, tout particulièrement avec le peintre équatorien impressionniste de renom, Oswaldo Guayasamín, à qui l’on doit, à titre d’exemple, la fresque qui pare le mur du train souterrain reliant le terminal 4 au terminal 4S à l’aéroport Adolfo Suárez de Madrid.

Élevé dans la stricte tradition d’un père aux tendances ésotériques[2], Adoum grandit au cœur des Andes, d’abord à Ambato où il naît, ville à 2 500 mètres, puis à Quito, capitale de l’Équateur, à près de 2 800 mètres, une métropole coincée au milieu de plusieurs volcans (Guagua Pichincha, Rucu Pichincha, Padre Encantado, Cayambe, Ilaló, Corazón, Pasochoa, Iliniza) et cible de tremblements de terre constants. Il reçoit d’abord un enseignement religieux au Colegio San Gabriel puis passe à l’enseignement public au Colegio Mejía. Ces deux établissements ont marqué sa trajectoire littéraire car c’est là qu’il a fait la connaissance des auteurs qui deviendront plus tard ses référents et sources d’inspiration de départ[3].

Mais son identité littéraire se forge plus tard, au Chili, où, après être parti à dix-huit ans étudier le droit, il fait la rencontre de Pablo Neruda dont il deviendra le secrétaire particulier. Par son intermédiaire, il fait la connaissance de nombreux auteurs de premier plan à l’échelle latino-américaine et autour de qui tournera plus tard le boum latino-américain :

« Era interesante ver cómo a su casa llegaba gente de todos lados. Ahí conocí a Nicolás Guillén, a Miguel Ángel Asturias, a Rafael Alberti, a Violeta Parra… Yo, con dieciocho o diecinueve años, oía y escuchaba, sin saber entonces que ellos llegarían a ser amigos míos ».[4]

À son retour en Équateur en 1949, il devient directeur national de culture de la Casa de la Cultura Ecuatoriana après avoir occupé différents postes d’échelons inférieurs. Plus tard, il s’installe à Paris où il œuvre en qualité de traducteur pour le compte de l’UNESCO après des séjours en Israël, en Suisse ou encore en Chine dans le cadre de son travail de traducteur pour l’OIT et l’ONU. Il prend sa retraite et rentre en Équateur définitivement en 1987.

Jorgenrique Adoum a reçu le prix Casa de las Américas en 1960 pour son œuvre Dios trajo la sombra, le troisième volet de Los cuadernos de la tierra ; le prix Xavier Villaurrutia pour son roman Entre Marx y una mujer desnuda et le prix national de culture équatorien Eugenio Espejo en reconnaissance pour l’ensemble de son œuvre (1989).

Jorgenrique Adoum décède le 3 juillet 2009 à Quito. Sa dépouille a été enterrée, conformément à ses souhaits[5], dans une urne de terre cuite, pratique équatorienne datant de l’ère préhispanique, auprès de son ami Oswaldo Guayasamín.

[1] « Una sorpresa para el lector atento será encontrar desde la portada de este libro una forma diferente a la habitual de escribir el nombre del escritor: «Jorgenrique». […] El autor ha solicitado que se mantenga la misma forma, la cual deberá —según su voluntad— seguir utilizándose en un futuro » Paola DE LA VEGA, Jorgenrique Adoum, Entrevista de Paola de la Vega V., Colección Camisa de Fuerza, Gescultura, Quito, 2008

[2] Son père, d’ailleurs, s’appelle Jorge Adoum (El Mago Adoum), et il n’était pas rare que Jorgenrique soit confondu avec lui. À ce propos, se reporter aux mémoires de Jorgenrique Adoum dans De cerca y de memoria.

[3] « Ecuatoriano, nació (« de eso no hay duda », dice) en 1926. Hizo buena parte de su secundaria en las aulas de un establecimiento jesuita gracias a las cuales se volvió ateo y antifalangista, y la terminó en un colegio fiscal donde « encontrar el marxismo y el psicoanálisis fue como haber adquirido las dos llaves que abrían las puertas del mundo ». Terminó sus estudios de Filosofía y Derecho en la Universidad de Chile. (« Siempre he dicho que casi todo lo poco bueno que soy y tengo se lo debo a Chile »). En Santiago, Pablo Neruda le preguntó si quería « hacerle de secretario » y cumpliendo esas funciones, en su casa conoció, entre otros escritores, a Rafael Alberti, Nicolás Guillén, Miguel Ángel Asturias. Con Neruda mantuvo « una amistad invariable e intermitente que duró de 1945 a 1971, año en que lo despedí, sin saber que no volvería a verlo, en París ». En octubre de 1947 se enteró, por casualidad, de que la policía registraba su habitación y lo buscaba ». Extrait du site web officiel de la fondation Jorgenrique Adoum, www.jorgenriqueadoum.com, qui retrace la vie de l’auteur et sa biographie pour une meilleure diffusion de son œuvre.

[4] Edwin MADRID, Entrevista a Jorge Enrique Adoum, in Revista Casa de las Américas No. 257 octubre-diciembre 2009, pp 134-141

[5] En 1950, JEA, accompagné d’Oswaldo Guayasamín, Jorge Carrera Andrade, Hugo Alemán, Jaime Valencia et Gonzalo Benítez composent ce poème qui sera plus tard mis en musique, lequel exprime les dernières volontés du poète : « Yo quiero que a mí me entierren / como a mis antepasados / en el vientre oscuro y fresco / de una vasija de barro. / Cuando la vida se pierda / tras una cortina de años / vivirán a flor de tiempo / amores y desengaños. / Arcilla cocida y dura, / alma de verdes collados. / Barro y sangre de mis hombres, / sol de mis antepasados. / De tí nací y a tí vuelvo, / arcilla, vaso de barro. / Con mi muerte yazgo en tí, / en tu polvo enamorado » (Vasija de barro, interprété par le duo Benítez y Valencia). Une description complète de l’épisode est disponible dans Jorge Enrique ADOUM, De cerca y de memoria, Editorial Archipiélago, Quito, 2002

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