La petite vieille aux tickets de loterie

Nouvelle de Benjamin Aguilar Laguierce

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Depuis que j’ai installé mon bureau rue Amazonas, je la vois tous les jours, cette petite vieille de 80 ans. Elle vend des tickets de loterie pour compléter sa maigre retraite. Elle est frêle et pourtant elle arpente les rues à longueur de journée.

Aujourd’hui aussi, je la vois. Elle vend ses tickets à un livreur de gaz qui s’imagine décrocher le gros lot un jour. Moi, je passe le hall de l’immeuble de bureaux et traverse cette rue dont le flot de voitures, de bus, de taxis, de vélos, de motos et de piétons n’a rien à envier au fleuve.

De l’autre côté de la rue, le haut-parleur du vendeur de CD pirates crache du Marc Anthony, le roi de la salsa, qui imprime davantage de rythme à ce joyeux chaos. Plus loin, juste avant le restaurant végétarien taïwanais, à l’angle de la rue Carrión, une baraque à hamburgers-frites bon marché déleste son odeur d’huile rance.

Il est treize heures, le soleil radieux est à son zénith, le volcan Pichincha qui domine Quito s’impose fièrement à ses habitants du haut de ses presque cinq mille mètres. Je dois rejoindre ma femme au restau végétarien, quand mon téléphone sonne. C’est un appel international en provenance de France, ce doit être grave si on m’appelle ainsi, les communications coûtent un bras ici :

—Allô ?

C’est ma mère. Il y a de la confusion dans sa voix. S’il est treize heures ici, il est vingt heures en France.

—Bonjour Xavier, c’était pour te dire que ta sœur a été transportée en hélico aux urgences.

C’est l’incompréhension, mon esprit part dans tous les sens. Le flot de véhicules continue sans cesse, mais je ne comprends pas, je suis pris dans ce tourbillon urbain et téléphonique.

—Quoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

Un long silence au téléphone, un flux interminable de moteurs qui ronronnent autour de moi.

—Son mari l’a tabassée. Il lui a cassé un miroir sur la figure. Elle est aux urgences. Les médecins sont inquiets, ils parlent d’un traumatisme crânien grave.

Je ne sais pas quoi lui dire. Des nuages noirs ont chassé le soleil radieux en quelques secondes. Le froid commence à s’installer. C’est l’hiver, la température a chuté de 25 à 10 degrés, il va pleuvoir très bientôt. Le pas des piétons s’accélère, les conducteurs dans leurs voitures deviennent nerveux, s’impatientent, roulent la main sur le klaxon. Les premières gouttes tombent, l’enfer d’une ville prise au piège de la pluie va commencer. Je parcours les quelques pas qui me séparent du restaurant et de ma femme en courant.

—Merde, dis-je à ma mère. Que dire de plus ?

À dix mille kilomètres d’eux, c’est maintenant la colère qui m’envahit, noire comme la fumée du Cotopaxi qui est entré en éruption il y a quelques jours, noire comme le ciel qui s’effondre sur la ville, noire comme la gomme des voitures qui passent sans cesse. Mais elle est vaine, cette colère. Elle cède sa place au sentiment d’impuissance.

Ma mère a raccroché en me disant qu’elle me tiendrait au courant quand je suis arrivé auprès de ma femme, à l’entrée du Formosa, le restau, abritée sous un parasol vert. Ses yeux pétillants de vie s’aiguisent en croisant mon regard voilé :

—Ça va ?

 

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