Atelier d’écriture créative : dialogue issu d’une photo

Nouvelle de Benjamin Aguilar Laguierce

 

Anne lui tourne le dos. Son regard se perd par la fenêtre. Un soleil radieux inonde son visage.

—Tu fais quoi ? demande Dominique.

—Rien. Je sais pas. Je regarde. Pourquoi ?

—Comme ça, pour savoir.

Quelques instants de silence. Au loin, les chants des oiseaux se mêlent aux cris des machines du chantier.

—Tu sais, je crois que j’ai froid, dit-elle en soupirant.

—Avec ce soleil ?

—J’ai la chair de poule.

Dominique fait un pas en avant et constate la chair de poule sur les avant-bras d’Anne.

—Enfile une veste alors. Il y a du soleil mais il fait encore un peu frisquet.

—Ça servira à rien. Et en plus j’ai pas la tête à ça.

—Je sais, je sais bien, mais il faut quand même aller de l’avant.

Anne sursaute. Des barres de métal s’entrechoquent lourdement en contrebas.

—Ils m’ont fait peur !

—Tu n’as pas à t’en faire, tu sais. Tout va bien se passer.

Anne se retourne.

—J’y peux rien, c’est ça qui me fout en rogne. Je sais que c’est normal, que c’est la vie, qu’il fallait que je m’y attende, mais j’arrive pas à m’y faire.

Sur le toit du bâtiment d’en face, un couple de rouges-gorges se fait la cour. Ils chantent comme si demain n’existait pas.

—C’est pas la mort, tu sais. Tu t’y habitueras. Et puis ce sera l’occasion d’avoir du temps pour toi. Tu en as besoin, après tout. Tu travailles comme une malade, tu te préoccupes de tout le monde sauf de toi.

Elle passe sa main dans les cheveux. À contrejour, leur éclat doré irradie la pièce. Une brise lui caresse le nez ; un frisson lui parcourt le dos.

—Ça fait longtemps, tu sais. Je vais être toute seule.

—Tu ne vas pas être seule, tu vas être libre. C’est pas pareil. Tu vas pouvoir faire ce que tu veux. T’auras plus à penser aux autres. Enfin si, quand même un peu, mais tu pourras faire tout ce que tu veux, tout ce qui te passera par la tête.

—Dit comme ça, ça fait envie. Mais il y a pas que ça. C’est un vide immense. Je sais pas, j’ai peur. Peur qu’il m’oublie, qu’il n’ait plus d’yeux que pour elle. Peur de ne plus compter, de ne plus exister.

—Mais au contraire ! C’est une nouvelle étape de ta vie. Tu comptes, aucun doute là-dessus. Qu’il ne pense presque qu’à elle, c’est normal. Il part quand même pas au bout du monde !

—C’est tout comme.

La fine brise de printemps a chassé les rares nuages du ciel. Des écureuils s’affairent à la tâche aussi ardue que sérieuse de rassembler des pommes de pin. En face, au même étage, une mère donne le biberon à son petit. Le chant des oiseaux s’intensifie. Dans ce joyeux capharnaüm, Anne reprend pied.

—Faut que je me trouve de quoi m’occuper l’esprit. Faire autre chose.

—Tu peux commencer par un voyage, par exemple. Toi qui as toujours rêvé d’aller au Pakistan, c’est l’occasion rêvée ! lance Dominique.

—Oh, tu sais, voyager seule… et puis au Pakistan, en plus, comme si c’était pas dangereux. Et puis, avant de pouvoir voyager, faudrait déjà que je sois vaccinée…

—Zut, j’avais oublié cette histoire de vaccins. Je sais pas, tu peux prendre des cours. Reprendre tes études, par exemple. C’est super, ça, non ? Qu’est-ce que t’en dis ?

—C’est vrai que c’est une idée qui me trotte derrière la tête depuis un bon bout de temps, mais j’ai pas eu l’occasion jusqu’à maintenant.

—Eh ben la voilà, ton occasion ! Saisis ta chance et lance-toi !

—Je me renseignerai. Il fait quoi, maintenant, ton Julius ?

—Il a lancé une boite d’écotourisme à Cayenne.

—Et ça va, il est content ?

—Il adore ce qu’il fait, mais c’est dur, tu sais. Il y a pas beaucoup de clients pour le moment, et puis les gens ont encore dans la tête cette saloperie de virus. Il s’éclate oui, mais il gagne pas grand-chose.

—Et avec Esther, le bébé, c’est pour quand ?

—J’en sais pas plus que toi. Là-dessus, ils sont très secrets. Avant la pandémie, une fois, il m’avait dit qu’il se voyait pas mettre au monde des gosses, surtout pas dans un monde comme ça. Alors depuis, je pense qu’il a pas dû changer d’avis, bien au contraire.

Il émane une sorte de solidarité entre Anne et Dominique, la solidarité de ceux qui ont vécu la même chose, les mêmes aléas de la vie. Dehors, l’allégresse printanière poursuit sa ritournelle, dans un faux-air d’une symphonie de Mendelssohn. Écureuils, oiseaux, arbres, vent, chiens, chats, tous battent au même tempo la célébration du renouveau. Car après l’hiver, vient le printemps, après la tristesse, le bonheur. Sur le chantier comme dans le ciel, les grues sont de retour. On construit des jours meilleurs, on revient aux meilleurs jours.

Anne repense aux jours à venir, elle se dit qu’il y en aura d’autres, des meilleurs, peut-être.

—Je sais pas toi mais moi, j’ai faim, l’interrompt Dominique.

—T’as faim de quoi ? Je me ferai bien un petit restau mais il y a que des trucs à emporter et ça me fait pas trop envie comme ça.

—Ben, je sais pas, on peut se commander une pizza ?

—Bonne idée, tiens !

Dans sa lente descente vers l’horizon, le soleil pare d’or l’atmosphère. Le brouhaha du chantier a cessé. Anne enfile une veste, une écharpe et chausse ses ballerines. Dominique s’habille aussi. Les voilà en route pour la pizzeria et un nouveau départ.

 

Texte : ©Benjamin Aguilar Laguierce 2021

Photo : ©FBoisivon 2021/UBM

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