Considérations étymologiques sur le patronyme Laguierce

Benjamin Aguilar Laguierce est traducteur professionnel. Après des études hispaniques spécialisées en traduction et linguistique (master études hispaniques et hispano-américaines) et en traduction (master traduction pour l’édition, spécialité anglais), il se dédie à la recherche (doctorat en traductologie) en traductologie, linguistique et lexicologie, la traduction éditoriale, la jurilinguistique et la traduction technique.

Introduction

Laguierce est un patronyme assez peu courant en France. Selon les statistiques actuelles de l’état civil, la plupart des porteurs de ce patronyme sont situés en Dordogne (Montpon-Ménestérol et Le Pizou) et en Gironde (Bordeaux et Libourne). Comme il n’existe pas de théorie portant sur l’origine de Laguierce, nous formulons dans cet article une hypothèse d’évolution du patronyme pour en trouver l’origine à partir de la linguistique diachronique.

Premières occurrences attestées

De 2005 à 2012, Ghislaine Laguierce, généalogiste passionnée, a entrepris d’élaborer l’arbre généalogique de sa famille. En remontant d’un individu à l’autre, elle est parvenue à atteindre circa 1645, année de naissance approximative du premier individu au patronyme Laguierce dûment attesté. Les recherches en-deçà de cette date ont été infructueuses en raison de l’absence d’archives. Ainsi, Ghislaine Laguierce a établi les liens de filiation suivants pour le patronyme Laguierce :

 

Nom Naissance Lieu de naissance Profession
Nicolas Laguierce Circa 1645 Le Pizou (Dordogne) Inconnue
Antoine Laguierce 1671 Le Pizou (Dordogne) Inconnue
François Laguierce 1706 Le Pizou (Dordogne) Inconnue
Pierre Laguierce 1743 Le Pizou (Dordogne) Inconnue
Jean Laguierce 1769 Le Pizou (Dordogne) Inconnue
Pierre Laguierce 1795 Le Pizou (Dordogne) Cultivateur
François Laguierce 1831 Porchères (Gironde) Cultivateur
Jean Laguierce 1860 Porchères (Gironde) Cultivateur

Tableau 1 : Occurrences du patronyme Laguierce[1]

Les occurrences suivantes se situent dans la région nord-est de Libourne[2], à la croisée des départements Gironde, Dordogne et Charente.

Toponymie et géographie

À partir des lieux de naissance des occurrences attestées, nous pouvons dresser une aire d’influence de ce patronyme, que nous situons à la croisée des départements de la Dordogne, de la Gironde et de la Charente. Nous constatons également que l’aire géographique correspond également au point de rencontre des zones d’influence linguistique du saintongeais[3], gascon[4], limousin[5] et languedocien[6].

Hypothèses

Nous posons pour hypothèse que Laguierce est un patronyme né par dérivation du substantif herse dès l’ancien français. Pour étayer nos propos, nous débuterons notre analyse par la définition proposée par le dictionnaire Le Robert[7] du terme herse :

            Herse

            (vient du latin, de hirpex, de hirpus, mot samnite [langue italique] « loup »)

    1. Instrument à dents, qu’on traîne sur une terre labourée pour briser les mottes, enfouir les semences.
    2. Grille mobile armée à sa partie inférieure de fortes pointes, à l’entrée d’un château fort.
    3. Grand chandelier d’église hérissé de pointes sur lesquelles on pique les cierges.

Si la deuxième acception semble concordante avec une hypothèse d’ancêtres issus du château de La Hierce, à Brantôme, nous l’écartons dans la mesure où le Trésor de la langue française (TLF) atteste l’usage du terme herse orthographié hercedès circa 1170 en herce (« instrument d’agriculture » dans Rois, éd. E. R. Curtius, p. 108) avec le graphème c au lieu de s. Il nous semble que la deuxième acception du terme défini dans Le Robert est probablement un usage étendu, certainement métonymique, du sens premier du terme (à savoir l’outil agraire), attendu son caractère plus ancien. Nous avons relevé aussi différents hypocoristiques patronymiques de herse, dont Hierche[8], Hersin, Hersot, Herson ou encore Herselin.Un relevé de différents toponymes montre une grande représentation de Herse et ses dérivés, dont La Guierce (lieu-dit de Pressignac[9]) ou encore La Guierche (Sarthe).

Nous conservons la première acception du terme, que nous considérons concordante avec l’hypothèse d’ancêtres cultivateurs[10] comme en témoignent à cet égard les résultats partiels des recherches généalogiques de Ghislaine Laguierce susmentionnés, même si l’absence de données préalables à 1795 n’exclut pas une lignée de travailleurs de la terre.

L’origine attestée (quoique partielle) du patronyme Laguierce dans les recherches généalogiques effectuées situent le nom dans la région nord-est de la Gironde et nord-ouest/nord de la Dordogne, soit sous l’influence directe du saintongeais, du gascon, du limousin et du languedocien. Ces langues étant issues du latin, les mécanismes d’évolution linguistique sont sensiblement similaires à ceux de l’espagnol, du catalan ou encore du français.

Nous écartons de ce fait l’origine patronymique associée au toponyme de Lagorce, car les deux principales forces d’évolution diachronique de la langue à l’œuvre dans les langues d’ascendance romane sont le waou et le yod, dont les effets ne peuvent se conjuguer. Ainsi, il est étymologiquement impossible que Lagorce ait dérivé en Laguierce, car le /o/ de la syllabe /go/ ne peut évoluer qu’en /go/, /gwe/ ou /gou/, soit par l’opération du waou. Or, la syllabe centrale de Laguierce est /ie/, soit une évolution probable par inflexion du yod.

On peut donc estimer l’étape évolutive précédente à /he/ sous l’action conjuguée de la + herse, qui deviendra laherse puis lahierse et enfin laguiese et laguierce par analogie, sans doute, avec Lagorce qui se termine par -ce. La métathèse du s et du c ne constitue pas un frein linguistique dans la mesure où la graphie d’aucun des « patois[11] » n’était pas figée, en tout cas bien moins que ne l’était le français de l’époque[12] (soit au plus tard 1645), car dans la présente configuration le s n’est pas intervocalique et n’est donc pas vocalisé, d’où une prononciation en tout point semblable au c, et donc une éventualité de métathèse tout à fait probable.

Conclusion

À notre sens, Laguierce est le résultat d’une évolution linguistique d’aptonyme basé sur l’outil représentatif du laboureur de la terre, la herse, que nous considérons ainsi en diachronie :

 

La herse > La hierse > La hierce > La Guierce > Laguierce

 

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[1] Source : Archives départementales de la Dordogne, de la Gironde et de la Charente, travaux de recherche généalogique de Ghislaine Laguierce, collection privée.

[2] Idem.

[3] Classification du saintongeais : langue indo-européenne > langue romane > langue gallo-romane > langue d’oïl > poitevin-saintongeais > saintongeais.

[4] Classification du gascon : langue indo-européenne > langue romane > langue occitano-romane > occitan > gascon.

[5] Classification du limousin : langue indo-européenne > langue romane > langue occitano-romane > occitan > nord-occitan > limousin.

[6] Classification du languedocien : langue indo-européenne > langue romane > langue occitano-romane > occitan > occitan moyen > languedocien.

[7] Alain REY et Josette REY-DEBOVE (sous la direction de), Le Petit Robert de la langue française, Le Robert, collection Nouveau Petit Robert, Paris, 2016

[8] Selon Forebears, hierche serait une ancienne orthographe de herse. Si aucune source d’autorité n’est citée, cette affirmation semble pour autant linguistiquement acceptable.

[9] Il s’agit d’un lieu-dit de la commune de Pressignac, situé au nord-est de la Charente, à la limite de la Haute-Vienne.

[10] Nous savons bien que de nombreux patronymes sont issus de professions et autres caractéristiques propres de ceux qui les portent. Dans ce cas, on parle d’aptonymes (selon la définition d’André Bougaïeff), et il nous semble que Laguierce ne déroge pas à la règle.

[11] Nous entendons par « patois » toute langue ou dialecte qui n’est pas le français. Dans le cas qui nous occupe, les patois sont le saintongeais, le gascon, le limousin et le languedocien, soit des langues d’oïl et des langues d’oc.

[12] L’avènement de l’Académie Française (créée en 1635) constituera l’un des points de départ de fixation orthographique de la langue française, en sus de l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539).

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